[TRIBUNE] « Obliger les salariés à risque de forme grave de Covid-19 à travailler : un contresens économique et sanitaire »
Une fragilisation supplémentaire
Il exclut de façon arbitraire des pathologies pourtant reconnues par le Haut Conseil de Santé Publique comme entraînant les risques les plus élevés, par exemple l’insuffisance rénale, la trisomie 21 ou le cumul de plusieurs facteurs de risques. Ensuite, il prévoit que parmi les salariés vulnérables, seuls ceux ne pouvant bénéficier ni du télétravail, ni de mesures de protection renforcées sur leur lieu de travail, peuvent bénéficier du chômage partiel. Problème : ces mesures de protection paraissent bien floues et insuffisantes au regard des connaissances actuelles sur les risques de transmission, notamment par aérosols : aucune mention de la nécessité d’aération ou de filtration de l’air des lieux de travail , distanciation recommandée à 1m alors qu’on sait qu’au moins 2m à 2,5m sont nécessaires et que 8m2 sont désormais préconisés dans les commerces, etc. Les personnes vulnérables qui se sentiraient mises en danger par leur employeur ont bien la possibilité de saisir le médecin du travail, dans le cadre d’une procédure inévitablement conflictuelle et donc dissuasive, tant les risques de discrimination qui pèsent sur elles sont déjà majeurs. Enfin, alors qu’on sait désormais que le foyer est le principal lieu de contamination, les proches des personnes vulnérables, vecteurs en puissance de transmission du virus, restent désespérément exclus des dispositifs de protection depuis le 29 août alors même que la population a été reconfinée le 30 octobre face à l’accélération soudaine de l’épidémie. Ce décret est un bien mauvais coup porté à ces autres invisibles de l’épidémie, qui vivent pour la plupart, depuis neuf mois, une profonde anxiété et un confinement volontaire rigoureux. Ils se savent en effet menacés par un virus qui, pour eux, est potentiellement hautement pathogène et mortel. L’État les place donc dans la situation intenable – et bien peu éthique – de devoir choisir entre la préservation de leur santé et leur travail, dont dépendent leurs ressources. Cette pression risque encore de s'accroître avec le désengagement de l’état sur le chômage partiel prévue au 1er janvier. Diminution de l’indemnisation des salariés, augmentation de la part à la charge de l’employeur : le retour au travail sur site sera de facto incité, au détriment de la protection des plus vulnérables, les exposant au virus dans l’entreprise et dans les transports. On peut donc craindre une forte augmentation des contaminations et par conséquent des hospitalisations de ces personnes à risque accru. A l’heure où des contraintes difficiles sont imposées à tous les Français, précisément pour éviter la submersion de notre système de soins, on peut être surpris par ce terrible et discret arbitrage – on pourrait presque parler de sacrifice, délibéré - d’ailleurs marqué par le transfert hautement symbolique de la gestion du dossier du Ministère de la Santé vers celui du Travail.
Un contresens économique autant que sanitaire
Il est d’usage, depuis le début de la pandémie, d’opposer santé publique et économie. De façon caricaturale, les contours de la première vague se sont dessinés autour du « tout sanitaire » - ou, plus exactement, du tout Covid - avec une réflexion minimaliste (« quoi qu’il en coûte… ») sur les conséquences collatérales : santé hors Covid, tris des patients, isolement des personnes âgées, éducation, fracture numérique, économie, etc. La deuxième vague a certes conduit à une approche plus panoramique, et à une tentative de mieux appréhender l’ensemble des enjeux. Pour autant, les âmes simples gardent une préférence pour les raisonnements dichotomiques et privilégient « le blanc ou le noir ». Or, le sanitaire et l’économie ne s’excluent pas : impossible de soigner des malades si l’économie s’effondre ; impossible de faire fonctionner une industrie, un commerce, une nation, si les travailleurs sont malades ou morts. Notre volonté de promouvoir une liste des vulnérabilités la plus juste possible, collant aux réalités de chacun et aux données scientifiques disponibles, n’est donc pas le fruit d’une pensée purement sanitaire. Elle met au contraire en lumière, sur le plan sanitaire et économique, le caractère contre-productif de l’actuel décret, non seulement par l’approximation de cette liste arbitraire des pathologies, par la nature inappropriée du dispositif qui vise à limiter au maximum les possibilités de chômage partiel, mais aussi et surtout par la méthodologie unilatérale de sa construction. Concertation, co-construction, démocratie en santé, démocratie tout court, ont été largement ignorées depuis 9 mois. Il n’est pourtant plus à démontrer que prendre une décision de façon partagée, qu’il s’agisse du colloque singulier entre un malade et un médecin, ou d’une mesure politique à l’échelle d’une population, aboutit toujours à une meilleure adhésion. Il en va du maintien du lien de confiance entre les deux parties, respectueuses et à l’écoute l’une de l’autre. Or, promulguer un décret unilatéral et non concerté aboutira à l’inverse de l’effet recherché : loin de pousser quiconque à travailler, le passage en force ne pourra conduire qu’à fragiliser davantage les plus vulnérables, à générer d’intenables situations vis-à-vis du médecin du travail et de l’employeur, au final à inciter à la défiance mutuelle, loin d’une « bonne intelligence ».
Ce décret n’est donc pas seulement non éthique ; il est contre-productif.
Il faut donc l’abroger , au profit d’un dispositif qui n’aurait jamais dû cesser d’exister, fondé sur les données de la science, protégeant toutes celles et tous ceux dont l’état de santé, ou celui d’une personne vivant sous leur toit, le justifie. Un dispositif qui leur permette de retrouver, en télétravail, en chômage partiel ou en présentiel, des conditions de sécurité et de sérénité indispensables pour traverser, le moins mal possible, la suite d’une crise qui ne les épargne pas. Tribune publiée également dans le journal Le Monde : cliquez ici
SIGNATAIRES
Agnès Maurin, Ligue contre l’obésité Julien Aron, néphrologue Clarisse Audigier-Valette, pneumo-oncologue Thierry Baubet, psychiatre Aurélien Beaucamp, AIDES Baptiste Beaulieu, médecin, écrivain Olivier Berruyer, actuaire Eric Billy, immuno-oncologue Benoît Blaes, Syndicat National des Jeunes Médecins Généralistes François Blot, médecin réanimateur Guy Bouguet, France Lymphome Espoir Anne Buisson, AFA Crohn RCH Yvanie Caillé, Renaloo Matthieu Calafiore, médecin généraliste Catherine Cerisey, patiente enseignante Franck Clarot, radiologue, médecin légiste Dominique Costagliola, épidémiologiste Corinne Depagne, pneumologue Damien Dubois, Aider à Aider Jonathan Favre, médecin généraliste Olivia Gross, titulaire de la chaire de recherches « engagement des patients » Laure Guéroult Accolas, Patients en réseau Laurent Fignon, gériatre Bertrand Guidet, chef de service de médecine intensive réanimation Stéphane Korsia-Meffre, rédacteur médical Christian Lehmann, médecin généraliste, écrivain Gilbert Lenoir, Cancer Contribution Magali Leo, Renaloo Céline Lis-Raoux, RoseUp Muriel Londres, Coopération Patients Jérôme Marty, médecin généraliste, UFMLS Michaël Rochoy, médecin généraliste Hélène Rossinot, médecin spécialiste de santé publique Thomas Sannié, Association française des hémophiles (AFH) Françoise Sellin, Cancer Contribution Barbara Serrano, maître de conférence associée UVSQ, sociologie Dominique Thierry, fondatrice Juris Santé Sonia Tropé, ANDAR Danielle Vacher, ANDAR Jérôme Wittwer, professeur d’économie Mahmoud Zureik, PU-PH épidémiologie Florian Zores, cardiologue